De l’espoir pour les chiens errants en Moldavie
Un article de la photographe et défenseuse des animaux : Sophie Gamand
La République de Moldavie, pays de l'ex-Union Soviétique enclavé entre l'Ukraine et la Roumanie, est un des pays le plus pauvre d'Europe et les chiens errants y sont omniprésents. QUATRE PATTES a lancé un programme d'aide d'urgence dans le pays, en partenariat avec Doctor Vet Moldova, une organisation locale de protection animale. Ensemble, ils mettent en œuvre un programme sur le long terme stratégique et durable de gestion de la population canine, en utilisant l'approche CNVR (Catch - Neuter - Vaccinate – Return) de QUATRE PATTES, qui consiste à capturer, stériliser, vacciner et relâcher les chiens.
« Attention où vous marchez ! », crie quelqu’un au-dessus des aboiements étourdissants des chiens. Un petit chiot en couche-culotte s’approche de moi, en traînant ses pattes paralysées. Je me fraie difficilement un chemin à travers la pièce remplie de chiens aboyant à tue-tête et sautillant autour de moi, tous se battant pour avoir l’attention. Je venais d’entrer dans la clinique vétérinaire de Doctor Vet Moldova à Chișinău, où QUATRE PATTES a installé sa clinique de stérilisation à grande échelle pour les chiens errants. Dans la salle d’opération, l’équipe est déjà au travail, en train d’opérer un chien de taille moyenne.
Après leur opération, et quelques jours en observation, les chiens sont relâchés. Dans “CNVR”, le R ne signifie pas uniquement « relâcher » mais aussi « ramener », car les chiens ne sont pas simplement remis dans la rue, mais ramenés exactement là où ils ont été capturés.
Un refuge en pleine effervescence et un chien nommé Boss
Le refuge principal de Doctor Vet Moldova se trouve un peu plus loin, dans la région de Cricova, connue pour ses excellents vins. Principalement financé par les maigres revenus de leur clinique vétérinaire peu coûteuse de Chișinău, l’établissement héberge 160 chiens et chats. Avant la fin de l’hiver, des dizaines d’autres arriveront, bien que chaque enclos semble déjà plein. J’ai marché le long des chenils, suivie par les aboiements assourdissants des chiens quémandant un peu d’attention. Je me suis toujours sentie submergée dans les refuges. Non seulement à cause de l’agression des sens que l’on expérimente, mais aussi à cause du poids émotionnel lié à la vision de tous ces chiens, attendant après la vie comme dans un entre-deux.
Il y a plus de trois ans, Vlad (fondateur de Doctor Vet Moldova en 2017) a reçu un appel au sujet d'un "chien très agressif". Boss a été retrouvé avec une chaîne autour du cou, le corps couvert de blessures. Il avait l'air d'avoir été torturé et venait d'échapper à ses bourreaux. L'équipe de Vlad l'a amené au refuge, où Boss s'est d'abord débattu. Rapidement, il s'est rapproché du personnel et est devenu l'un des préférés.
Peu après l'arrivée de Boss au refuge, Vlad a reçu un autre appel au sujet d'Ella, une grande chienne qui avait elle aussi été maltraitée. Lorsqu'elle a été présentée à Boss, ce fut un véritable « coup de foudre », explique l'équipe. Pendant trois ans, Boss et Ella ont vécu ensemble dans leur chenil, "comme une famille".
Malheureusement, Ella est tombée malade et est décédée. Depuis, l'équipe est convaincue que Boss est en deuil. Ils ont essayé de lui trouver un autre compagnon, mais rien n'a encore fonctionné. Boss a reçu des demandes d'adoption, mais aucune correspondance n'a été trouvée jusqu'à présent.
En entendant l'histoire de Boss, mon cœur s'est brisé. J'ai ressenti à la fois de la tristesse et de l'admiration pour la beauté et la grâce dont je venais d'être témoin : l'amour profond que les soignants de Boss avaient trouvé pour lui, et les histoires qu'ils se racontaient pour continuer leur impossible travail. Boss était-il vraiment en deuil ? Ou ses soignants avaient-ils besoin d'un endroit pour contenir leur propre douleur ?
Au début de ce voyage, j'avais un regain d'espoir. J'étais enthousiaste à l'idée d'en apprendre davantage sur l'approche CNVR de QUATRE PATTES pour les chiens errants. Je connaissais des programmes similaires, comme le Trap-Neuter-Return (TNR, ou capturer - stériliser - relâcher) pour les chats errants, mais je n'avais jamais entendu parler de tels programmes pour les chiens. Pourrions-nous stériliser les chiens errants et les remettre dans la rue, au lieu de les héberger ?
Certaines personnes trouveraient cruel de remettre un chien dans la rue, où sa vie est menacée tous les jours. Mais cette même mentalité - l'idée que nous devrions et pourrions sauver tous les chiens - a donné naissance à un système défaillant et coûteux. Les refuges sont pleins à craquer. Des millions de chiens languissent dans des cages, parfois pendant des années, et trop de chiens sont euthanasiés chaque année par "manque de place".
Partout dans le monde, les organisations de sauvetage sont confrontées aux mêmes défis. Quels que soient les sacrifices, quels que soient les efforts de la communauté des sauveteurs, ce n'est jamais assez.
Les campagnes de stérilisation de masse sont le seul moyen d'y remédier. Mais le financement de telles initiatives est difficile à trouver. Les villes ont généralement du mal à consacrer les ressources nécessaires, et les donateurs privés préfèrent soutenir des opérations de sauvetage tape-à-l'œil, valorisantes et larmoyantes menées par des influenceurs en quête de vues sur les réseaux sociaux... la stérilisation n'est pas exactement aussi glamour.
Alors que les autorités s'efforcent de mettre en œuvre des solutions durables et humaines, que faire des innombrables chiens qui vivent actuellement dans les rues ? Si nous pensons que la place de ces chiens n'est pas dans les chenils, et si aucun foyer n'est disponible pour eux, comme c'est le cas en Moldavie, quelle est donc leur place ?
Ces chiens devraient-ils - et pourraient-ils - vivre dans la rue, en collaboration avec la communauté ?
CNVR : une équation de sentiments
Vlad et son collègue Stepan, se sont occupés de la première phase de la CNVR : la capture des chiens. Vlad a utilisé une longue sarbacane et des fléchettes tranquillisantes. L'objectif est de rendre la procédure la moins intrusive et la moins traumatisante possible, pour les chiens mais aussi pour les riverains. "Les gens seraient très inquiets s'ils nous voyaient nous promener et tirer sur des chiens avec des armes à feu. De cette façon, ils comprennent ce que nous faisons".
Un chien a été identifié en consultation avec des habitants (certains chiens en liberté ont une famille), puis attiré vers un endroit précis avec de la nourriture pour chiens. Pendant qu’il engloutissait la nourriture, Vlad s'est approché, a ajusté sa visée et a tiré la fléchette directement dans l'arrière-train du chien. Le coup est silencieux et rapide.
Le chien a poussé un petit glapissement indigné, nous a regardés avec incrédulité et s'est enfui. Se faufilant rapidement les immeubles et les jardins, il s’est dirigé vers la rue adjacente. Radios en main, Vlad et Stepan se sont dépêchés afin de ne pas perdre le chien de vue. Nous l’avons trouvé, la langue pendante, assommé par les drogues puissantes, couché sur le trottoir. Vlad a prudemment vérifié que le chien était bien endormi, puis l'a attrapé par le cou d’une main ferme pour le placer dans une caisse de transport.
Une partie de l'approche de la CNVR consiste à recenser les chiens en liberté. Cette étape est essentielle pour préparer et mesurer au mieux l'impact de la CNVR, ainsi que pour comprendre quel type de chiens vit dans la rue et quels sont leurs besoins : s'agit-il d'animaux domestiques, d'animaux abandonnés, de chiens errants nés dans la rue ? Quels sont les problèmes de santé auxquels ils sont confrontés ? Où vivent-ils ? Combien sont-ils ?
Deux fois par jour (tôt le matin et en fin d'après-midi), une équipe de QUATRE PATTES parcourt un itinéraire prédéterminé. Pendant le recensement, l'équipe n'interagit pas avec les chiens - elle ne s'arrête pas, ne les nourrit pas et ne les touche pas. En observant à distance, ils notent consciencieusement l'emplacement et le nombre de chiens.
Avant de me rendre en Moldavie, les challenges affectifs liés à la CNVR ne m'avaient pas échappé, mais compte tenu de l'ampleur et de l'urgence du problème, j'ai trouvé logique la manière de le traiter statistiquement, presque détachée, en s'occupant des chiens les uns après les autres.
Pourtant, une fois sur la route avec Vlad, en rencontrant des groupes de chiens au gré de nos allées et venues, ma logique s'est effondrée. Si je comprenais pourquoi la communauté locale, envahie par les chiens errants, les considérait plutôt comme un problème d’ensemble sans distinction - et pour être honnête, les grands groupes de chiens errants peuvent être dangereux -, je ne pouvais m'empêcher de m'attacher aux individus.
En observant ces groupes, j'ai imaginé les nuances sociales au-delà de la survie : amour, amitié, haine... Des liens complexes. Pendant une fraction de seconde, j'ai ressenti de la tristesse face à la stérilisation de ces chiens. Une partie de moi s'est dit : si on stérilise les chiens, il y en aura moins, ce qui veut dire que ceux qui resteront, avec la diminution de leur population, finiront par se sentir très seuls ? C'était une pensée fugace, idiote même, non rationnelle - ni scientifique. Je l'ai balayée rapidement. "Nous voulons moins de chiens dans les rues", me suis-je rappelée. Ils méritent mieux.
Vers la fin de ma journée en Moldavie, j'ai été confrontée à ce qui est peut-être le plus grand revers affectif de la CNVR. Alors que le soleil atteignait l'heure dorée près d'une usine, deux minuscules chiots se sont approchés de moi en se dandinant, leur petite queue remuant frénétiquement. L'un d'eux s'est caché entre mes pieds. Il était adorablement petit et vulnérable, et c'était un supplice de ne pas le prendre dans mes bras. Nous sommes retournés à la voiture et les deux petits chiots nous ont poursuivis en jouant. Ils étaient si innocents et si beaux. Vlad m'a regardé, haussant les épaules dans un signe d'impuissance. Nous avons claqué la portière de la voiture et nous sommes partis. Dans le rétroviseur, j'ai vu les chiots nous regarder.
J'ai essayé de ne pas trop y penser. Il n'y avait pas de place pour eux au refuge. Mais laisser de si petits chiots dehors me paraissait insupportable. Les sauveteurs doivent constamment laisser les chiens. Cela fait partie de la dure réalité du métier. Mais c'est à ce moment-là que l'énigme du CNVR m'a le plus frappée. Pour que la procédure ait un sens, Doctor Vet et QUATRE PATTES doivent s'en tenir au plan et consacrer leurs ressources limitées à leur objectif global : la stérilisation du plus grand nombre de chiens possible. Recueillir des chiens, chiot après chiot, ne peut que dévorer les ressources et engorger le système.
Aussi déchirant que cela puisse être, Vlad ne peut pas accueillir tous les chiens. Il ne peut tout simplement pas se le permettre. Il doit maintenir le cap.
Le travail de QUATRE PATTES en Moldavie
En 2020, une équipe de QUATRE PATTES spécialisée dans la gestion des animaux errants s'est rendue en Moldavie pour un projet d'aide d'urgence et pour établir des premiers contacts, suivi d'un projet spécial d’aide vétérinaire en 2021. Avec autant de chiens errants partout dans le pays, il n'y a qu'une seule solution : mettre en place, avec la communauté, un programme méthodique, durable et humain de gestion de la population canine afin d'éviter que d'autres chiens ne naissent dans les rues dans les années à venir et de réduire, au fil du temps, le nombre de chiens errants. C'est pourquoi QUATRE PATTES est de retour dans le pays depuis janvier 2023 et soutient les premières étapes d'un tel programme grâce à une collaboration avec le partenaire local Doctor Vet Moldova.
Sophie Gamand
Sophie Gamand est une photographe française primée, une artiste et une défenseuse des animaux. Elle est passionnée par les sauvetages de chiens et ses images ont beaucoup d’impact. En faisant participer sa communauté et en tirant parti de sa présence sur les médias sociaux, Sophie a aidé diverses associations de défense des animaux dans le monde entier. En outre, elle a remporté plusieurs prix photographiques prestigieux pour son travail (dont un Sony World Photography Award en 2014), ainsi que des prix politiques pour son dévouement au sauvetage et à l'adoption d'animaux. Le travail de Sophie a été présenté, entre autres, dans National Geographic, Oprah Magazine, The Huffington Post, The Guardian, The Independent, La Repubblica et CNN.
Pour en savoir plus sur le travail de Sophie, cliquez ici :